Colson Whitehead sait fouiller avec force les plaies béantes laissées par l’esclavage et la ségrégation aux États-Unis. Après Underground Railroad qui nous a entrainé à la suite d’une esclave dans la Géorgie du 19ème siècle, Nickel Boys nous plonge dans les années 1960 en Floride. C’est un autre état du sud, un état où le racisme est la règle.

Elwood Curtis est un adolescent appliqué et sans histoire. Très impressionné par les discours de Martin Luther King, il réfléchit à prendre part aux combats pour les droits civiques qui prennent de l’ampleur autour de lui. Mais, alors qu’il allait intégrer une université et démarrer de brillantes études, un malentendu le fait se retrouver dans une maison de redressement pour garçon. Il s’agit de la Nickel Academy où ont lieu les pires sévices. Il y rencontre Turner qui deviendra un ami très proche et ensemble ils essayent de résister dans cet univers si dur.

C’est une histoire inspirée de faits réels. L’école décrite a vraiment existé et ce sont des fouilles au début des années 2000 qui ont permis de faire la lumière sur ce qu’il s’y passait vraiment. L’auteur change le nom de l’école mais conserve sa localisation et les règles en vigueur.

Le récit alterne entre la vie d’Elwood adolescent et adulte. Progressivement nous voyons se dessiner le portrait d’un homme brisé par son passage dans l’école. D’école elle n’a d’ailleurs que le nom car les cours sont quasiment inexistants. Les bâtiments sont séparés en deux campus, un pour les blancs et l’autre pour les noirs. La partie réservée aux noirs est évidement plus délabrée et les garçons y subissent des brimades et des humiliations quotidiennement. Entre ses murs et face à des jeunes souvent coupés de leur famille, rien n’arrête la violence raciste des éducateurs. Les sévices corporels, sexuels ou même la mort d’adolescents ne sont pas rares. Cela Elwood va le découvrir petit à petit. Ici le sadisme est maître et piège tous les élèves. Ils sont face à la haine sans limite de l’homme blanc. Elwood est un idéaliste à son arrivée et croit en une abolition de la ségrégation. Nickel va profondément le changer. Dans les pires moments de son passage à la Nickel Academy les paroles de Martin Luther King ne cesseront de raisonner en lui. De toutes ses forces, il essaye de se conformer aux idées de celui qui lui a ouvert les yeux sur sa condition. Mais comment croire encore aux discours de non-violence quand on voit autant d’injustices et de souffrances autour de soi ?

La capacité à souffrir. Elwood et tous les garçons de Nickel existaient dans cette capacité. C’est en elle qu’ils respiraient, qu’ils mangeaient, qu’ils rêvaient. Elle était leur vie désormais. Sans elle, ils seraient morts. Les coups, les viols, la sape incessante. Il enduraient tout. Mais aimer ceux qui les auraient détruits ? Franchir ce pas ?

A votre force physique nous opposerons celle de notre âme. faites-nous ce qui vous plait, et nous continuerons à vous aimer.

Elwood secoua la tête. C’était beaucoup demander. Demander l’impossible.

L’auteur évoque avec ce livre un sujet très dur. Il est question de sévices corporels insupportables. Mais il nous les raconte sans s’appesantir. Beaucoup d’entre eux sont suggérés. On lit le livre néanmoins avec angoisse car l’ombre de la mort plane constamment sur les personnages. Face à des adultes racistes et sans limites, ils n’ont pas de moyens de se protéger. Les passages racontant la vie d’adulte d’Elwood offrent un regard mature sur les événements de Nickel. Il analyse ce qui lui est arrivé, évoque d’anciens élèves et fait le constat que aucun n’en est sorti indemne.

Les personnages sont vibrants de réalisme et le lecteur ne peut que s’identifier à eux, se placer à leur coté. C’est une violence raciale qui nous semble encore plus cruelle car commise sur des enfants et des adolescents. A travers ce sentiment de révolte l’auteur questionne aussi la notion de justice. Peut-on rendre justice de pareil crime ? Et si tard ? Quarante ans plus tard les survivants sont des hommes brisés alors comment leur rendre leur dignité ? Les citations des discours de Martin Luther King posent aussi la question de la non-violence. Peut-on vraiment répondre par l’amour à la haine ? Il n’y a pas de réponse binaire, c’est ce que semble dire l’auteur. La haine raciale a des racines tellement profondes aux États-Unis qu’elle ne peut être combattue uniquement de manière pacifiste.

Fuir était une folie, ne pas fuir aussi. En regardant ce qui s’étendait à l’extérieur de l’école, en voyant ce monde libre et vivant, comment ne pas songer à courir vers la liberté ? À écrire soi-même son histoire, pour changer. S’interdire de penser à la fuite, ne serait-ce que pour un instant volatil, c’était assassiner sa propre humanité.

La mémoire est aussi un grand thème du roman. Adulte, Elwood se débat avec cette mémoire, il la camoufle. Il n’a pas envie de la partager, de rencontrer d’autres personnes ayant connus Nickel. Certains au contraire cherchent dans les restes de l’école des traces de leur passé traumatique.

Ce livre est avant tout un hommage aux victimes, une manière de leur laisser une place littéraire dans la mémoire des lecteurs. Peut-être est-ce là une des fonctions du roman, offrir un espace cathartique aux victimes tout en ouvrant les yeux des lecteurs sur une réalité cachée.

Un grand merci aux éditions Albin Michel pour cet envoi.